Ayant la chance d’avoir épousé une femme extraordinaire et avocate de surcroît, elle m’a fait part d’une grande consultation en cours du Conseil National qui évoquait succinctement l’IA générative pour les avocats.
Je me suis dit que cela pourrait être intéressant de partager quelques réflexions suite à nos échanges sur le sujet. De manière préliminaire, il convient malgré tout de replacer cette réflexion dans un contexte de la continuation de la souveraineté des avocats dans la défense de leur client.
A contrario des tenants du tout libéral, je considère en effet que certaines activités ne peuvent relever d’une simple mise en concurrence tarifaire. D’une part, le client ne saurait généralement suffisamment posséder de connaissances sur le fond et sur la forme pour pouvoir comparer l’offre et juger de son résultat, et, d’autre part, la relation à son client pour un avocat n’est pas une affaire d’innovation disruptive. Le respect nécessaire d’une éthique, prélude à la confidentialité et à la confiance, n’est pas vraiment compatible avec un libéralisme échevelé, du moins en France.
Il faut aussi compter avec des appétits 2.0 comme le site Doctrine qui ponctionne allègrement la base jurisprudentielle pour la monétiser. Cela a déjà causé bien des désillusions aux éditeurs rentiers de la chose, Dalloz, LexisNexis France, Wolters Kluwer France, Lextenso et Lexbase, qui ont perdu leur procédure collective contre Doctrine. Du moins, le premier round puisqu’un appel a été déposé.
Pourquoi l’IA dans le juridique ?
L’IA, nous l’avons vu, du moment qu’elle est correctement « éduquée » apporte une capacité de détection des corrélations non négligeables.
Elle peut déjà avoir une utilité pour permettre de fiabiliser et automatiser les procédures dans une certaine mesure. Il s’agit là toutefois d’un usage dont la logique ne relève pas d’une spécificité juridique. Les assistants personnels dopés à l’IA font désormais partie du quotidien. Malgré tout, l’impact pour les greffes et les secrétariats juridiques ne sera sans doute pas négligeable.
L’usage juridique direct le plus évident serait de l’utiliser comme un outil de recherche de la loi et de la jurisprudence en lien avec une affaire. En deuxième, il peut s’agir d’analyser l’argumentaire et les pièces du dossier en se rattachant à la jurisprudence que l’IA connaît (ce point est important). Troisièmement, l’IA peut éventuellement aller jusqu’à rédiger des actes juridiques qui n’auraient plus qu’à être entérinés par l’homme de l’art, voire directement par le client.
Vous noterez qu’à ce stade, il ne s’agit pas tant seulement de l’avocat mais également du juge que cela peut concerner. Sur le papier, c’est parfait. Le droit est bien le droit après tout ? Au risque d’être gauche, disons abruptement que rien n’est moins sûr quand on le confie à une IA.
Quand Llama faché, lui cracher
Fondamentalement, toutes les IA actuelles fonctionnent par corrélation. Les plus spectaculaires et abordables par le profane sont les LLM (large language models) car elles permettent un échange quasi-humain. Pour autant, elles répondront toujours bonjour à un bonjour car il s’agit de la réponse (corrélation) la plus probable.
Néanmoins, il est tout à fait possible pour une IA d’insulter les gens ou de vanter les mérites du Troisième Reich. Google en a fait les frais en essayant de régler son IA Gemini pour promouvoir la diversité aux dépends de sources historiques majoritaires occidentales. Le résultat a été des SS noirs de peau dans des générations d’images,
Une autre, destinée à réaliser des démarchages échanges téléphoniques sans se faire repérer a été si bien conditionnée qu’elle prétend être humaine quand on lui pose la question.
Utiliser l’IA est une chose, l’éduquer en est une autre et la façon dont cela est réalisée est fondamental car c’est l’éthique humaine sous-jacente qui déterminera l’objectivité des réponses.
Le piège de Stockholm
Une IA a, par définition, le syndrome de Stockholm chevillé au corps car, détenue en captivité par son ou ses créateurs, elle sera nécessairement contrainte par leurs choix d’avoir inclus ou non certaines informations dans son corpus de données d’apprentissage et par la sélection des réponses considérées comme valides.
Qui plus est, ce corpus n’est pas fixe car l’apprentissage peut être repris à tout moment et à partir de n’importe quelle source. En droit, ce sera même une nécessité pour continuer à incorporer les nouvelles jurisprudences.
Ainsi la question de la souveraineté sur l’IA est fondamentale. Non pas celle de sa conception (certaines sont open source) mais bien celle de son éducation.
L’histoire est écrite par les vainqueurs
Brasilach, Les frères Ennemis, 1946
A cette aune, il me semble essentiel qu’en tant qu’ordre, les avocats se saisissent de l’apprentissage de leur propre IA juridique. On pourrait même considérer qu’il s’agit d’une compétence régalienne tant l’enjeu est élevé mais la tendance n’est guère aux investissements étatiques dans des solutions souveraines.
En effet, comment attendre d’un partenaire privé qu’il ne puisse céder à des ingérences internes ou externes susceptibles d’altérer ce qui, par essence, demande la plus grande équanimité dans sa lecture et son analyse : le corpus juridique ? On pense ainsi à Open AI (ChatGPT) qui a revu ses conditions d’utilisation sous la pression gouvernementale américaine pour permettre un usage militaire.
Du rôle exclusif des avocats et des magistrats, il semble que le corollaire le plus évident serait une exclusivité du contrôle de l’apprentissage de l’IA pour pouvoir maintenir l’indépendance de la justice.
Toutefois, le train est déjà parti, Dalloz propose déjà une IA maison et, en réalité, les IA dites juridiques pullulent déjà en France : i.AVocat, Ordalie et bien d’autres… Mais le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elles ne sont généralement guère transparentes sur les données et les objectifs d’apprentissage qui leur ont été appliqués. L’objectivité apportée par une certaine exhaustivité de la jurisprudence ne me semble pourtant pas être quelque chose de négociable et devrait être un pré-requis pour toute IA juridique.
D’avocat en IAvocat
Nous en sommes donc à la première étape qui consiste à insuffler des éléments de droit dans une IA pour permettre à tout un chacun de s’y référer de manière conviviale. Il suffi(rai)t ainsi de décrire son affaire à une IA qui, en retour, donnerait ce qu’elle en tire comme corrélations.
Ce serait une évolution majeure du métier d’avocat car utiliser efficacement le « prompt » d’une IA n’a rien d’évident. Et quid des réponses si elle est interrogée par un profane intégral de la chose artificielle et du droit ? il est probable que de plus en plus d’avocats seront harcelés par des clients pour qu’ils reprennent des conclusions artificielles, plus ou moins pertinentes.
L’étape suivante dépendra de la qualité de la première mais aussi du corpus de données générales pour faire face à la diversité des situations. L’analyse des pièces et des arguments de la partie adverse sera d’autant plus pertinente que le corpus juridique, mais aussi civil, de l’IA sera large.
Quant à la dernière, la rédaction d’actes, elle relèvera de l’habileté du commanditaire à guider l’IA. On le voit encore ici, la compétence juridique, capable de penser et critiquer le résultat, devra s’adjoindre une compétence heuristique sur la manipulation de l’IA pour arriver à ses fins.
La condition humaine
Il ne faut pas oublier que la justice reste une affaire humaine. La communication non verbale des parties est loin d’être négligeable dans une décision de justice car elle vient compléter les éléments factuels. Il y a, par ailleurs, toujours un contexte à la chose jugée qui ne peut pas être simplement négligé et la plaidoirie de l’avocat est justement prévue pour ce faire. L’IA ne saura que proposer des corrélations du plus grand nombre. Le cas particulier improbable ou simplement un changement de paradigme social restent du seul domaine humain.
L’IA est numérique mais l’Homme est analogique. Ses nuances peuvent certes être simulées ou reproduites jusqu’à un certain degré de précision mais chaque individu a son libre-arbitre qui le distinguera toujours. Cela n’empêche pas certains de vouloir utiliser les techniques numériques pour contingenter la multitude mais l’initiative individuelle restera toujours au rendez-vous.
Par cette même logique, il est facile de comprendre qu’il se trouvera pourtant des acteurs qui essaieront de déverrouiller le système afin d’introduire plus d’automatisation. Cela peut être motivé par la volonté de réduire les coûts et d’accélérer les procédures. Pour un acteur économique, il peut également s’agir de mercantiliser les procédures judiciaires et de se substituer à l’avocat pour les demandes de renseignements juridiques.
De l’anticipation
La question posée par le CNB sur l’implication collective des avocats dans l’IA est des plus pertinentes. A minima, la réponse est évidemment qu’il vaut mieux s’en saisir plutôt que d’autres ne le fassent en recyclant la connaissance de la jurisprudence et, éventuellement, la manipuler en fonction de leurs intentions.
Il est même tout à fait possible d’aller plus loin en proposant des outils mutualisés basés sur l’IA et propres à l’ordre des avocats comme le CNB a su le faire pour la prise de contact avec la plate-forme consultation.avocat.fr. La plus-value d’une IA appartenant aux avocats serait grande car elle leur sera dès lors totalement transparente dans son apprentissage.
En tout cas, faute de cette réflexion, le risque est grand, qu’au travers des IA juridiques bâties sur la jurisprudence publique, certains affairistes imaginent pouvoir proposer de la défense juridique low cost. Cela commencera par les affaires sans représentation obligatoire avec une pression pour accéder au niveau supérieur comme cela se voit déjà de manière similaire entre pharmacie et parapharmacie.
Faute de pouvoir contourner le système, on peut imaginer des actionnaires investisseurs dans une IA se proposant d’aller salarier des avocats pour qu’ils donnent leur imprimatur sur la production juridique de leur merveille, pour le pire, le meilleur et les dividendes.
La standardisation de la production juridique est maintenant envisageable. Est-elle souhaitable sous n’importe quelle condition compte tenu haut degré d’éthique nécessaire à l’action judiciaire ?